Lorsqu’ils publient Blue Ocean Strategy, W. Chan Kim et Renée Mauborgne, professeurs à l’INSEAD, partent d’un constat simple : la majorité des entreprises se battent dans des marchés existants les « océans rouges » où la compétition s’intensifie jusqu’à réduire les marges à néant. À l’inverse, les « océans bleus » sont des espaces inexplorés où la demande est créée plutôt que disputée.
Leur thèse repose sur une rupture : au lieu de chercher à battre la concurrence, il faut la rendre obsolète. Les auteurs illustrent cette approche à travers des cas réels Cirque du Soleil, Apple, Ford, Starbucks ou encore Yellow Tail qui ont su repenser la valeur client plutôt que d’améliorer marginalement une offre existante. Ces entreprises ont conçu de nouveaux marchés en combinant différenciation et réduction des coûts, deux axes que la stratégie classique oppose.
De la différenciation à la valeur innovante
Le cœur du modèle repose sur ce que les auteurs appellent la « value innovation », l’innovation valeur. Elle consiste à créer simultanément une valeur supérieure pour le client et un coût inférieur pour l’entreprise. L’outil central du livre, la courbe de valeur, permet de cartographier les facteurs sur lesquels une entreprise investit ou non afin de repérer les leviers à éliminer, réduire, renforcer ou créer.
Cette grille analytique, loin d’être conceptuelle, s’est imposée comme un outil opérationnel dans les écoles de commerce et les incubateurs. Les auteurs y associent six principes de formulation et d’exécution d’une stratégie océan bleu : de la reconstruction des frontières du marché à la gestion des risques d’adoption interne. Chacun de ces principes repose sur des études empiriques menées sur plus de 150 mouvements stratégiques dans 30 secteurs.
Un cadre pertinent pour les startups marocaines
Pour les jeunes entreprises marocaines, souvent confrontées à des marchés étroits et très concurrentiels, le modèle de Kim et Mauborgne offre un levier conceptuel puissant. Plutôt que d’imiter les leaders d’un secteur e-commerce, agritech, fintech, logistique urbaine les fondateurs peuvent repenser la proposition de valeur à partir de besoins non adressés.
Prenons l’exemple du transport partagé au Maroc. Les acteurs locaux ont longtemps cherché à reproduire les modèles internationaux sans adaptation au contexte réglementaire et social. Une approche « océan bleu » consisterait à redéfinir le service autour des mobilités rurales, des coopératives locales ou des plateformes communautaires, où la concurrence est faible mais la valeur perçue élevée. De la même manière, les startups marocaines spécialisées dans les énergies renouvelables ou la gestion des déchets peuvent identifier des marchés vierges en articulant innovation, inclusion et durabilité.
Une méthode plus qu’une théorie
L’un des atouts majeurs de Blue Ocean Strategy réside dans sa portée méthodologique. Le livre ne se contente pas d’un discours inspirant : il propose des outils concrets pour passer à l’action. Les matrices, canevas et séquences de mise en œuvre permettent de transformer une idée en stratégie exécutable.
Toutefois, certaines critiques académiques soulignent une faiblesse : la théorie repose principalement sur des analyses ex post, c’est-à-dire après la réussite d’entreprises pionnières. Autrement dit, le modèle explique mieux le succès qu’il ne le prédit. Mais même ses détracteurs reconnaissent que la clarté du cadre et sa capacité à stimuler la réflexion stratégique en font un indispensable de la littérature managériale.
Innover sans capitaliser sur la guerre des prix
Pour les fondateurs de startups, notamment ceux opérant dans des environnements émergents, la leçon centrale du livre est de penser la stratégie comme une invention de terrain, non comme une compétition de ressources. Dans un écosystème marocain encore dominé par la logique du « copier pour exister », l’appel à créer des marchés neufs est une incitation à redéfinir la réussite : non pas conquérir des parts, mais construire des espaces de valeur partagée.
Les programmes d’incubation nationaux comme 212 Founders ou UM6P Ventures encouragent déjà cette démarche en finançant des solutions à fort impact social et économique. La « stratégie océan bleu » s’y transpose naturellement : réduire les coûts sans sacrifier la valeur, différencier sans s’isoler, et surtout oser redessiner la frontière du marché local.
Lue vingt ans après sa parution, Blue Ocean Strategy conserve une puissance rare : celle d’un manifeste stratégique accessible à toutes les tailles d’entreprises. En transformant la concurrence en opportunité de création, Kim et Mauborgne rappellent aux entrepreneurs que la meilleure façon de gagner une bataille est souvent… de ne pas la livrer.